Manifeste de Paul Gérin-Lajoie - Entendez-vous ces enfants?
Premier titulaire du ministère de l'Éducation du Québec, qu'il occupa entre 1960 et 1966, Paul Gérin-Lajoie est aussi président-fondateur de la Fondation Paul Gérin-Lajoie, dont il dirige le conseil d'administration. Cette organisation philanthropique se consacre à l'éducation des enfants, particulièrement dans les milieux démunis d'Afrique francophone et d'Haïti. Âgé de 87 ans, M. Gérin-Lajoie a prononcé hier devant le Conseil des relations internationales de Montréal une allocution sur l'urgence d'agir dans les pays en développement, tout particulièrement dans la sphère de l'éducation primaire. Il résume ici ce qu'il a intitulé son «manifeste», né d'une révolte personnelle devant l'injustice.
Je suis profondément troublé par le sort actuel des enfants dans le monde. Oui, je suis révolté devant cette injustice. Il est tard. Je ne peux plus cacher ma colère. Il me faut parler. Après 30 années d'action et d'observation à la Fondation Paul Gérin-Lajoie et 30 autres années de responsabilités politiques en éducation et en coopération internationale, l'homme de 87 ans que je suis n'a pas seulement le droit de s'indigner, il en a le devoir. Ce manifeste, ses questions et ses propositions d'avenir tout autant que l'espoir qui le traverse, sont d'ailleurs le principal héritage que je voudrais laisser.
Les enfants ont des droits. Il est temps qu'on prenne au sérieux la Convention internationale relative aux droits de l'enfant. Les droits des enfants à la survie, à la santé, à la protection et à la participation sont bafoués, mais surtout leur droit à l'éducation de base, ce droit sur lequel tous les autres droits reposent et auquel la communauté internationale s'est fermement engagée, dans les campagnes mondiales de l'Éducation pour tous et des Objectifs du millénaire pour le développement. Pourquoi si peu de résultats? Après tant d'années, pourquoi l'aide publique au développement a-t-elle produit si peu de résultats positifs, particulièrement en éducation? On ne peut éviter de poser la question de la gouverne et de la corruption, en se méfiant toutefois des réponses trop faciles et demeurant conscient du poids du dépérissement des termes d'échanges économiques et des ajustements structurels imposés par les institutions financières internationales. On doit aussi mettre en lumière la résistance des acteurs politiques, au Nord comme au Sud, à faire une véritable priorité de l'éducation de base pour tous et à la mettre en oeuvre. Certaines avancées sont indéniables. Le PNUD souligne un certain progrès dans la réalisation des Objectifs de développement du millénaire entre 1990 et 2002: baisse significative (20 %) du taux mondial de mortalité infantile, légère augmentation (9 %) de l'accès à l'eau potable dans les pays en développement. De 1998 à 2002, certains progrès en éducation ont aussi été réalisés.
Dans l'ensemble des pays en développement, entre 1998 et 2002, le nombre d'enfants privés d'accès à l'école a un peu baissé, passant de 102 millions à 95 millions. Mais quelle baisse modeste! Malgré ces percées, un constat général s'impose: celui de l'extrême pauvreté de centaines de millions d'enfants dont les droits fondamentaux sont méprisés et surtout, devant cette misère, la lenteur, sinon la stagnation de l'aide multilatérale et bilatérale. Les violations les plus flagrantes des droits des enfants sont multiples. Le taux de mortalité infantile demeure deux fois plus élevé dans les pays les moins développés que le taux mondial moyen. Cette extrême pauvreté est elle-même liée à l'exclusion que produit l'absence d'enregistrement légal des enfants. Dans la seule année 2003, près de 50 millions d'enfants, soit 36 % des naissances de cette année, n'ont pas été déclarés et enregistrés, et ce, en contradiction flagrante avec la Convention des droits de l'enfant. Ces enfants, sans statut légal et donc non repérables, peuvent alors faire l'objet de toutes les traites et de toutes exploitations économiques possibles. Oui, le sort des enfants du monde est inquiétant. La litanie de leurs malheurs n'a pas de fin: discrimination des filles, exclusion des enfants des milieux ruraux, pandémie du sida chez les enfants, orphelins de parents sidéens, stigmatisation des enfants handicapés, travail forcé des enfants, enfants enrôlés dans la prostitution, abandon et répression violente des enfants de la rue, enfants violés, battus, esclaves domestiques, enfants des camps de réfugiés, enfants détenus et maltraités.
Alors que les «petites» et «moyennes» guerres se multiplient, des milliers d'enfants deviennent orphelins et subissent des violences sans fin au cours de ces conflits. Il y a pire encore. Une conscription nouvelle est apparue: celle des enfants-soldats, garçons et filles. Pour celles et ceux qui en sortent vivants, la difficulté de réhabilitation montre bien la tragédie de ces enfants. De nouvelles armes, légères et simples à utiliser, permettent même d'armer plus facilement ces enfants avec un entraînement réduit au minimum. Il faut que le monde sache ce qui arrive à ces enfants pour que cesse cette perfide participation forcée à la violence. Devant ces faits, on est tenté de s'insurger contre l'ONU et toutes les conventions internationales qui se montrent incapables d'intervenir pour faire respecter l'ordre international. Après le Rwanda, on disait «plus jamais», et aujourd'hui, il y a le Darfour... Après la Deuxième Guerre mondiale, on disait la même chose: «Plus jamais!» Et il y a, dans le monde d'aujourd'hui, des conflits armés à ne plus pouvoir les compter. Oui, l'ONU, en raison de toutes ses contraintes, est menacée de perdre sa crédibilité. Mais ce serait alors une catastrophe. Je me rappelle trop bien l'effondrement de la Société des nations et ses conséquences tragiques. Il faut reconnaître les grandeurs et les misères des Nations unies. Il ne faut pas perdre confiance dans l'ONU, l'UNESCO et le Comité des droits des enfants à Genève. Toutefois, cela ne veut pas dire de garder le silence et ainsi devenir complice de ceux qui voudraient tant se défaire de l'ONU. Il faut déplorer haut et fort le manque ou la défaillance de volonté politique au Nord et au Sud, y compris au Canada. Certes, les pays donateurs consacrent des milliards à l'aide au développement (79,5 milliards en 2004). Toutefois, cette aide est loin d'atteindre les engagements renouvelés d'y participer à hauteur de 0,7 % du PNB des pays donateurs.
Et cela, d'autant plus qu'une partie de l'aide actuelle est utilisée pour l'allégement de la dette et des programmes d'aide intégrés à des opérations de «maintien de la paix» en dehors du Tiers-Monde, réduisant ainsi les véritables budgets d'aide. Déjà, il y a presque 40 ans, en 1969, Lester B. Pearson proposait de hausser le montant de l'aide publique pour atteindre 0,7 % de son produit national brut «en 1975 et en aucun cas plus tard que 1980». Or, encore en 2004, l'aide canadienne atteignait seulement 0,27 % du PNB canadien, soit moins qu'en 1968 (0,28 %). Le Canada est en queue de liste, en quatorzième place des pays membres de l'OCDE. C'est honteux. L'aide canadienne a augmenté à 0,34 % du PNB en 2005, mais les autres pays ont fait de même à l'occasion de la guerre en Afghanistan et du tsunami en Asie. Et pendant ce temps, les seules dépenses militaires mondiales atteignent chaque année plus de 700 milliards de dollars, soit dix fois plus que l'aide au développement. Ce constat est d'autant plus choquant que le besoin de fonds additionnels pour assurer la scolarité universelle au primaire et l'alphabétisation des adultes s'élève à 11 milliards $US par année. Or la guerre menée en Irak par nos voisins coûte sept milliards $US... par mois. Je suis révolté devant ces centaines de millions d'enfants qui souffrent et voient tous leurs rêves kidnappés par ces injustices, des rêves pourtant bien semblables à ceux de mes petits-enfants et arrière-petits-enfants comme aux vôtres, sans doute! Le droit à l'éducation La voix des enfants doit être entendue. Oui, surtout celle des centaines de millions d'enfants dont les droits sont bafoués, et d'abord leur droit à l'éducation, si essentiel à l'exercice de tous les autres droits. Ce droit est «une priorité stratégique pour la lutte de l'Afrique subsaharienne contre la pauvreté extrême, la faim, la malnutrition et l'analphabétisme».
Pourtant, les investissements en éducation de base demeurent nettement insuffisants, niant à 95 millions d'enfants leur droit fondamental à l'éducation. Des 87 pays en développement, l'atteinte, en 2015, de l'objectif de l'éducation primaire universelle est sérieusement compromise dans 23 d'entre eux et peu probable dans 44 autres. Rappelons-nous qu'en Afrique, moins de deux jeunes sur trois sont admis à l'école primaire. Et l'accès n'est pas tout. Seulement les deux tiers des élèves admis réussiront à terminer le premier cycle d'études primaires. Il faut voir l'état de délabrement des écoles. Les enfants n'ont souvent qu'un manuel scolaire pour trois élèves. Ils manquent de papier et de crayons. Les bibliothèques scolaires sont presque inexistantes. La préparation des enseignants est minimale. Cela doit cesser! La campagne mondiale de l'ONU en faveur de l'éducation pour tous s'est donné comme objectif, d'ici 2015, de diminuer de moitié l'analphabétisme pour permettre aux parents d'aider leurs enfants à l'école et à eux-mêmes de participer plus activement dans une société qui repose de plus en plus sur la communication écrite. Or, selon l'UNESCO, 50 pays, dont 20 en Afrique subsaharienne, ne pourront pas atteindre cet objectif. Compte tenu de toutes les forces d'inertie, d'ordre interne et externe, qui font obstacle dans tous les pays à une concentration suffisante de fonds publics, nationaux et internationaux, pour financer au moins l'éducation de base et même davantage, est-il politiquement possible de réaliser l'objectif de la fréquentation scolaire primaire universelle à titre entièrement gratuit?
Je réponds sans hésitation, à la lumière de l'expérience du Québec et de ma propre expérience à titre de ministre responsable de la grande réforme québécoise des années 60, que cet objectif est politiquement réalisable. La réponse à la question posée, dans les articles précédents, sur la faisabilité politique de la fréquentation scolaire universelle et gratuite réside dans la volonté politique des dirigeants et dans leur capacité de gagner l'adhésion de la société civile. J'ajouterai que cette volonté politique s'impose non seulement dans les pays du Sud mais aussi dans les pays du Nord, qui ont une responsabilité de coopération internationale. C'est le temps que ça change Certes, je n'ai pas la prétention d'être seul à manifester mon exaspération, mais mon devoir d'indignation n'en est pas moins impérieux pour autant. Je suis exaspéré, et le conseil d'administration de la fondation dont je suis le président-fondateur comprend et partage entièrement ma déception, mon sentiment d'urgence, mon appel à l'action. Ma colère n'est pas seulement profondément sentie et nourrie par mille images d'enfants qui me reviennent sans cesse en tête. Elle est fondée sur des constats indubitables. D'ailleurs, beaucoup d'enfants, de jeunes, de femmes et d'hommes veulent, comme moi, que ça change. Ils exigent, tout comme l'Association québécoise des organismes de coopération internationale, l'AQOCI, dont la Fondation Paul Gérin-Lajoie est fière d'être membre, une aide internationale publique qui fasse une différence et, en particulier, une différence dans les conditions de vie des enfants. On sait que les États membres de l'OCDE ont convenu, en 2002, d'une nouvelle politique concertée pour l'aide publique au développement (voir la déclaration de Paris). Au Canada, on s'interroge en divers milieux sur l'efficacité de l'aide canadienne au développement international. Le Sénat canadien en a fait une étude centrée sur l'Afrique subsaharienne et vient de publier un rapport sur la question.
Pour ma part, je présente ici cinq propositions majeures, qui ne sont pas toutes nouvelles mais dont la mise en oeuvre me paraît s'imposer. n Premièrement, que le Canada hausse graduellement, et ce, dès 2007, l'aide publique au développement pour vraiment atteindre, en 2012, l'objectif de 0,7 % du produit national brut, tel que le demandait déjà Lester B. Pearson en 1969. L'annonce récente de surplus budgétaires rend la chose possible et permettrait au Canada de tenir ses engagements tout comme le fait maintenant la France, notamment. n Deuxièmement, il faut grandement s'inquiéter d'une intégration possible de l'ACDI dans le ministère des Affaires étrangères. Je crois que l'ACDI, pour mieux réaliser son mandat, doit conserver son statut relativement autonome d'agence directement responsable devant le Parlement. n Troisièmement, l'ACDI doit réserver son aide bilatérale aux gouvernements qui s'engagent à assurer une bonne gouverne des fonds publics, y compris des mécanismes d'imputabilité, ainsi qu'à démontrer une vigilance devant la corruption et à respecter les conventions internationales, en particulier celle sur les droits des enfants. n Quatrièmement, après mon plaidoyer en faveur de l'éducation de base, on ne s'étonnera pas que je réclame fortement de l'ACDI l'affectation de sommes beaucoup plus grandes que maintenant à ce domaine fondamental pour toute société. n Enfin, cinquièmement, il faut qu'on reconnaisse plus sérieusement le rôle crucial des ONG de coopération internationale et des organisations de la société civile, ici et dans les pays en développement. En conséquence, la part des ONG dans le budget de l'ACDI devrait atteindre, d'ici cinq ans, un minimum 20 % de l'aide publique canadienne.
On doit aussi faire une place plus grande, au Canada, à l'éducation au développement. En effet, si on veut rendre l'aide publique plus efficace, on ne peut pas tenir la société civile à l'écart du processus de décision politique. On ne reconnaîtra jamais assez le rôle crucial des ONG de coopération internationale et des organisations de la société civile au Sud comme au Nord. Pour continuer à jouer ces rôles importants en coopération internationale, nous, les ONG, devons apprendre les unes des autres. Nous devons davantage lier la mobilisation de fonds à la solidarité et à l'éducation au développement et devons faciliter un dialogue réciproque Nord-Sud. Il nous faut devenir des intermédiaires authentiques entre la population solidaire du Nord et la population en quête de sa dignité au Sud. Appel à tous Je fais, au terme de ce manifeste, un appel pressant et concret.
Pour cela, je reprendrai la proposition du philosophe australien Peter Singer, soit de demander à chaque citoyen de donner à l'ONG reconnue de son choix 1 % de son revenu personnel ou, tout au moins, 1 $ par jour pour la coopération internationale non gouvernementale. Oui, en complémentarité à l'aide publique qui doit grandir et se transformer profondément, chaque personne éprise de justice se doit de participer à une action volontaire qui atteint directement son objectif. Elle peut le faire, par exemple, en acceptant de verser 30 $ par mois, soit 1 $ par jour, en dons à l'ONG de coopération internationale qu'elle trouve la plus appropriée.
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